FEMMES AUX COMMANDES

Dossier Les femmes aux commandes
Claudia Roden
La grande prĂȘtresse de la littĂ©rature culinaire

La British lady Claudia Roden est non seulement une plume courue de livres de cuisine, mais aussi une anthropologue culturelle. Elle voyage intensĂ©ment. En Angleterre, elle est considĂ©rĂ©e comme L’auteure la plus connue en matiĂšre de gastronomie. On dit que ses livres sont lus comme un roman de Graham Green, puisque chaque recette y relate, Ă  elle seule, une histoire


Claudia Roden est nĂ©e au Caire en 1936, tout comme son pĂšre CĂ©sar Elie Douek avant elle, en 1898, juste aprĂšs l’arrivĂ©e de sa propre famille d’Alep. DiplĂŽmĂ©e de la Saint Martin School of Art de Londres, elle a prĂ©cieusement gardĂ© en elle, comme un vrai conservatoire de nostalgie, tous les souvenirs gustatifs et olfactifs de son enfance. Longtemps, avoue-t-elle, s’est-elle souvenue, tout comme un refrain qui hante, des tartes farcies d’aubergines et d’épinards dont elle se dĂ©lectait enfant. Ou encore de l’agneau Ă  la menthe que Sarah Hara, sa grand-mĂšre paternelle, nĂ©e Ă  Alep en 1858, prĂ©parait
 Dans la crainte que toutes les recettes valeureuses qui ont rythmĂ© son enfance ne soient perdues, et n’ayant pas appris la cuisine durant son enfance, la grande nostalgie et la dĂ©termination de Claudia Roden Ă  prĂ©server une “culture” qui disparaissait depuis la guerre de Suez l’ont poussĂ© Ă  s’appliquer Ă  rĂ©pertorier, classer, collectionner et apprendre recette aprĂšs recette.

Elle dĂ©bute en offrant des cours de cuisine moyen-orientale chez elle, Ă  la maison. Cependant, sa carriĂšre sera diversifiĂ©e dans le monde culinaire. Occupant le poste de correspondante de cuisine Ă©trangĂšre pour The Daily Telegraph, Roden a traversĂ© l’Italie de fond en comble, faisant des recherches pour The Sunday Times Magazine. Plus tard, elle animera Ă  la BBC TV les sĂ©ries “Claudia Roden’s Mediterranean Cookery” et rĂ©digera plusieurs articles pour les magazines Gourmet, Food and Wine, Bon Appetit et Food Arts.

Les livres de cette grande prĂȘtresse du goĂ»t sont trĂšs apprĂ©ciĂ©s, voire respectĂ©s tant pour leur qualitĂ© littĂ©raire que pour leurs recettes. L’auteure inclut toujours l’ethnographie, l’histoire de la table et la cuisine. La gĂ©nĂ©alogie des plats et des ingrĂ©dients. Elle retrace le parcours migratoire de chaque mets et y ajoute des histoires sur la procĂ©dure de prĂ©paration, l’étiquette de service, les bonnes maniĂšres Ă  table, ainsi que la sĂ©quence et le rituel du repas. Claudia Roden tient Ă  aborder la continuitĂ© du goĂ»t, la technique et la combinaison des ingrĂ©dients. Elle peut aussi souvent comparer la mĂ©thode moderne de pesage, farce et modelage d’un produit avec la procĂ©dure ancestrale, en marquant les similitudes. Chaque recette mentionne comment l’écrivain l’a obtenue ainsi que les nouvelles folkloriques qui l’entourent
 Et, souvent, commence par des rĂ©miniscences de l’enfance, puisque chacune est un conte propre. Claudia Roden vit toujours Ă  Londres et poursuit ses recherches, son Ă©criture et ses expĂ©riences de cuisine. RencontrĂ©e dans sa belle maison de Hampstead Garden, elle a rĂ©pondu aux questions de Cuiz’in avec la grĂące et le raffinement d’une Ă©lĂ©gante lady.

Lors de l’exil, la nostalgie est souvent une clĂ© dĂ©terminante chez les femmes. L’a-t-elle Ă©tĂ© pour vous? Pouvons-nous attribuer Ă  cet Ă©tat d’ñme la rĂ©ussite de votre carriĂšre?
Lorsqu’il y a eu la crise du canal de Suez en 1956, j’étais une Ă©tudiante en arts Ă  Londres, partageant un appartement avec mes deux frĂšres. Mes parents ont quitté l’Egypte et sont venus se joindre Ă  nous. Tout le long de la dĂ©cennie, nous avons reçu constamment, et par vagues, des membres de la famille, des amis qui faisaient escale Ă  Londres, qui ont quittĂ© le Caire. Nous avons Ă©changĂ© tous des recettes pour nous souvenir les uns des autres. Aujourd’hui encore, je suis tout Ă©mue par l’odeur de friture d’une “taklia” ou par la saveur de l’eau de rose et du mastic dans un pudding
 La recherche sur la cuisine moyen-orientale a commencĂ© comme une façon de s’accrocher Ă  un hĂ©ritage. Trois de mes grands-parents Ă©taient venus d’Alep et ma grand-mĂšre maternelle d’Istanbul.

Vous avez dĂ©butĂ© avec le Moyen-Orient et, aujourd’hui, vous couvrez tout le bassin mĂ©diterranĂ©en. Cuisines italienne, espagnole… Jusqu’oĂč arriverez-vous?
Je ne sais pas. Curieusement, je m’intĂ©resse de plus en plus Ă  la cuisine française.

Quels sont les points communs que l’on pourrait retrouver entre les cuisines libanaise, syrienne, turque et Ă©gyptienne? Les origines de chaque plat soulĂšvent de nombreux dĂ©bats: comment dĂ©finir avec prĂ©cision les racines?
Il y a plusieurs dĂ©nominateurs communs, comme les Ă©pices et aromates, les combinaisons de raisins secs, pignons, Ă©pinards et pois chiches, ou encore la variĂ©tĂ© de lĂ©gumes farcis comme les feuilles de vignes et, bien sĂ»r, les kĂ©babs. Il existe des manuscrits culinaires datant du XIIIe siĂšcle, en particulier de Bagdad, Damas et du Maghreb, qui font rĂ©fĂ©rence à certains plats comme Ă©tant perses et de surcroĂźt du VIIe siĂšcle! On a mĂȘme retrouvĂ© plusieurs descriptions de mets qui remontent Ă  la pĂ©riode ottomane.

Comment voyez-vous la cuisine moyen-orientale d’ici quelques annĂ©es? Pensez-vous qu’elle va perdre son identité avec la tendance “fusion” de plus en plus dĂ©veloppĂ©e?
Il y a aujourd’hui deux tendances. L’une prĂŽne l’invention, l’innovation, la crĂ©ativitĂ©, l’originalitĂ© et, dans ce cadre, les chefs sentent qu’ils doivent effectuer leur propre “transformation” de vieux classiques pour ĂȘtre Ă©valuĂ©s. Du coup, les cuisiniers locaux les copient. L’autre tendance met en avant le maintien de la tradition et de l’authenticitĂ©, valorise les produits locaux et saisonniers. Dans notre globalisation, nous allons tous nous ressembler au niveau des tendances, qui deviennent virales Ă  travers Internet! Mais probablement qu’une apprĂ©ciation des traditions culinaires rĂ©gionales rĂ©sistera, car elles font partie des cultures, des gens, de leurs identitĂ©s propres. Et surtout, elles sont tant aimĂ©es.

Vous avez de nombreux engagements caritatifs. Pouvez-vous nous en parler?
La cuisine est devenue trĂšs fashion. Pour faire des collectes de fonds, on organise des Ă©vĂ©nements de gastronomie et de musique! MĂȘme les Ă©vĂ©nements littĂ©raires, actuellement, incluent des foires alimentaires. Je quitte demain matin pour donner une confĂ©rence sur la cuisine espagnole lors d’un festival littĂ©raire de cuisine et de vins espagnols situĂ©Ă  Bridport Dorset. Au programme: flamenco et Ă©vĂ©nements culinaires.

Quelles ont été vos récentes implications académiques?
J’ai rĂ©cemment visitĂ© l’UniversitĂ© de Yale aux USA comme confĂ©renciĂšre invitĂ©e. Je dĂ©tiens des diplĂŽmes honorifiques de l’UCL (University College of London) et de la SOAS (School of Oriental and African Studies).

Les femmes du Moyen-Orient ont prouvĂ©, une fois sorties du cocon, ĂȘtre d’excellentes entrepreneuses qui dĂ©veloppent de brillantes idĂ©es. Que pensez-vous de leur statut aujourd’hui?
Je pense que les Moyen-Orientales sont particuliĂšrement douĂ©es. Mais je me souviens des fĂ©ministes en Egypte qui me disaient qu’elles ne voulaient pas aller trop loin
 aussi loin que les femmes en Europe. Elles sentaient que leur rĂŽle de nourriciĂšre chargĂ©e de prĂ©server la joie familiale et mĂȘme de s’occuper des aĂźnĂ©s Ă©tait aussi trĂšs important.

Quelles différences voyez-vous entre les femmes et les hommes chefs de cuisine?
Travailler dans la restauration est trĂšs difficile pour les femmes, spĂ©cialement si elles ont des enfants, en raison des horaires. Mais les femmes sont chefs et la douceur rĂšgne dans leurs cuisines! En Turquie, jusqu’Ă  trĂšs rĂ©cemment, les femmes Ă©taient interdites d’accĂšs aux cuisines. Au Maroc, elles ont toujours Ă©tĂ© celles qui cuisinaient. Aujourd’hui, elles le font dans des restaurants, voire pour des traiteurs de mariage et d’évĂ©nements. Cependant, elles sont toujours cadrĂ©es par une gestion masculine

De Londres, Randa Ghossoub

ENCADRÉ
Impressionnante bibliographie

On a retenu quelques dates


  • 1968: A Book of Middle Eastern Food
  • 1970: A New Book of Middle Eastern Food
  • 1987: Mediterranean Cookery
  • 1990: The Food of Italy
  • 1992: Claudia Roden’s Invitation to Mediterranean Cooking: 150 Vegetarian and Seafood Recipes
  • 1999: Coffee: A Connoisseur’s Companion
  • 1999: Tamarind and Saffron: Favourite Recipes from the Middle East
  • 2000: The New Book of Middle Eastern Food
  • 2001: Picnics: And Other Outdoor Feasts
  • 2003: Claudia Roden’s Foolproof Mediterranean Cooking
  • 2003: Foreword to Traditional Moroccan Cooking by Madame Guinaudeau
  • 2005: Arabesque – Sumptuous Food from Morocco, Turkey and Lebanon
  • 2006: Arabesque: A Taste of Morocco, Turkey, and Lebanon
  • 2007: Simple Mediterranean Cookery
  • 2011: The Food of Spain

ENCADRÉ 2
Prix et honneurs
On a retenu quelques hommages


  • 1989: Deux prestigieux prix italiens, Premio Orio Vergani et Premio Maria Luigia, Duchessa di Parma, pour sa sĂ©rie London Sunday Times Magazine,“The Taste of Italy”.
    • 1992: Le titre de Food Writer of the Year pour des articles parus dans le Daily Telegraph ainsi que The Observer et le Glenfiddich Trophy remis pour “la cĂ©lĂ©bration d’une contribution unique en matiĂšre d’aliments consommĂ©s, aujourd’hui, en Angleterre”. (A savoir: Roden raflera six prix Glenfiddich d’annĂ©e en annĂ©e!)
    • 1999: Le Prix de Versailles en France et le Prince Claus Award accordĂ© par le prince Claus des Pays-Bas en “reconnaissance Ă  ses initiatives exceptionnelles et rĂ©alisations dans le domaine de la culture”.

RECETTES
Epaule d’agneau marocaine rîtie, avec couscous aux dates

Pour 4 Ă  5 personnes
l Préparation NC

– 1 Ă©paule d’agneau de 1,5 Ă  2 kg
– Sel et poivre noir
– 250 g couscous
– 300 ml d’eau tiĂšde
– 1 c. Ă  s. d’eau de fleur d’oranger
– 1 c. Ă  c. de cannelle
– 2 c. Ă  s. d’huile de tournesol ou vĂ©gĂ©tale
– 150 g de dates Ă©pĂ©pinĂ©es et coupĂ©es en petits morceaux
– 50 g de raisins secs
– 100 g d’amandes blanchies et rĂąpĂ©es
– 65 g de beurre tranchĂ© petit
Pour la garniture:

– 8 dates
– 8 amandes blanchies

1. DĂ©posez l’épaule, peau vers le haut, dans un plat Ă  cuisson. Assaisonnez de sel et poivre, puis faites griller dans un four prĂ©chauffĂ© Ă  240°C durant 9 Ă  15 mn.
2.
Baissez la tempĂ©rature Ă  180°C et laissez cuire pendant 3 h, jusqu’à ce que la peau devienne croustillante, brune, et la viande juteuse et tendre. Attention: il faut enlever le gras au bout de 2 h approximativement.
3.
Pour la farce, versez le couscous dans un autre plat Ă  cuisson. Rajoutez le mĂȘme volume d’eau tiĂšde (environ 300 ml). MĂ©langez bien avec le sel, la fleur d’oranger et la cannelle jusqu’à absorption uniforme de l’eau.
4.
Au bout de 10 mn, ajoutez l’huile et massez les grains de couscous entre les mains pour les aĂ©rer et Ă©liminer toutes les masses grumeleuses. MĂ©langez avec le reste des ingrĂ©dients, sauf le beurre, puis couvrez d’un papier aluminium. Placez au four en mĂȘme temps que l’épaule d’agneau pendant 20 mn ou jusqu’à ce que la farce devienne trĂšs chaude.
5.
Avant de servir, parsemez de cubes de beurre pour qu’ils soient bien absorbĂ©s et fondent uniformĂ©ment.Avec une fourchette, aĂ©rez le couscous. Veillez toujours Ă  Ă©grener les masses. Ajoutez un peu de sel si nĂ©cessaire.
6.
Pour la garniture, mettez à la place de chaque pépin de date une amande blanchie. Servez viande et couscous décorés de dates.

“Somptueux et extrĂȘmement facile! La viande est longtemps cuite Ă  feu doux, jusqu’à ce qu’elle fonde et tombe de l’os
 La majoritĂ© du gras fond durant la longue cuisson. Si l’agneau n’est pas jeune (de printemps) et semble trop gras, ĂŽtez-en dĂ©licatement une partie avant la cuisson. La farce est douce Ă  cause des dates et raisins, croustillante Ă  cause des amandes. Au Maroc, ils ajoutent du sucre ou du miel, mais cela devient trop sucrĂ© Ă  mon goĂ»t. Le couscous a besoin de beaucoup de beurre vu qu’il n’y a pas de sauce, mais vous pouvez remplacer par l’huile d’olive si vous prĂ©fĂ©rez.”

Pudding turc de lait et d’amandes dit “Keskul”
Pour 6 personnes
l Préparation NC

 – 100 g d’amandes blanchies
– 1 l de lait entier
– 4 c. Ă  s. de riz en poudre
– 100 g de sucre
– 4 Ă  5 c. Ă  s. d’eau
– 2 Ă  3 gouttes d’essence d’amande
Pour la garniture:

– 2 c. Ă  s. de pistaches finement rĂąpĂ©es.

1. Rùpez les amandes finement dans le mixeur. Faites bouillir le lait dans une casserole non-adhésive pour éviter à la crÚme de coller et au lait de brûler au fond de la casserole. Retirez du feu et réservez.
2.
Dans un petit bol, mĂ©langez trĂšs bien le riz en poudre avec l’eau. Ajoutez le lait, puis battez vigoureusement avec une cuillĂšre en bois pendant 15 mn ou jusqu’Ă  obtention d’une purĂ©e onctueuse, sans grumeaux. Si des grumeaux se forment, utilisez un batteur Ă©lectrique.
3.
Ajoutez les amandes pilĂ©es et continuez Ă  faire cuire Ă  feu excessivement doux. Pendant 20 mn, touillez occasionnellement pour obtenir une sorte de porridge Ă©pais. Ajoutez le sucre et continuez Ă  touiller, toujours dans la mĂȘme direction, jusqu’à ce qu’il fonde.
4.
Versez l’essence d’amande. Laissez le pudding refroidir, puis rĂ©partissez-le dans des bols. Servez bien frais, dĂ©corĂ© de pistaches pilĂ©es. En Turquie, il est une tradition de servir une cuillĂšre bien bombĂ©e de “kaymak” avec le “keskul”,mais en Angleterre, on peut utiliser de la clotted cream ou encore de la crĂšme de beurre d’Isigny, disponible sur le marchĂ© libanais. Vous devez creuser une petite poche sous la peau du pudding pour y glisser la bonne portion de crĂšme.

“La Turquie a une grande variĂ©tĂ© de puddings de lait. Une fois, j’ai passĂ© une nuit entiĂšre Ă  regarder les confectionneurs de puddings laitiers au travail, touillant Ă  l’infini dans d’immenses chaudrons en laiton. Ils m’ont dit qu’ils devaient travailler la nuit car c’était Ă  cette heure-ci que le lait arrivait: voilĂ  pourquoi ils se plaignaient de ne pouvoir engager de jeunes gens! Je ne pense pas que je puisse les blĂąmer. Le pudding “keskul” est mon prĂ©fĂ©rĂ©.”