Reportage

EnquĂȘte
Addiction aux bistrots, narguilémania

Mais que veulent les Beyrouthins?

Avec prĂšs de 1 600 bars, pubs et restos rien que dans le Grand Beyrouth et un total de prĂšs de 7 000 dans l’ensemble du Liban, la restauration est l’un des secteurs les plus florissants du pays. Un dynamisme qui rĂ©pond sans aucun doute Ă  une demande grandissante de la part de la population et des touristes. L’émergence de nouveaux concepts, absents du marchĂ© jusqu’Ă  derniĂšrement, laisse croire Ă  une Ă©volution des goĂ»ts et de la demande. EnquĂȘte.

Plusieurs quartiers Ă  l’image de Mar MikhaĂ«l voient, d’annĂ©e en annĂ©e, leur tranquillitĂ© perturbĂ©e par la prolifĂ©ration de nouveaux Ă©tablissements, tandis que de mĂ©ga-investisseurs locaux et Ă©trangers financent d’énormes projets comme Zaytouny Bay ou le dĂ©veloppement du centre-ville de Beyrouth. Si l’industrie de la restauration au Liban subit souvent les contrecoups de la situation politique locale ou rĂ©gionale (selon une entrevue rĂ©alisĂ©e par le Commerce du Levant avec Paul Ariss, prĂ©sident du Syndicat des restaurants, cafĂ©s, night-clubs et pĂątisseries du Liban, le chiffre d’affaires des restaurants aurait chutĂ© de plus de 25% depuis juin 2010), la confiance des investisseurs, elle, ne semble pas Ă©branlĂ©e.

Envie de cuisine libanaise modernisée
Ils sont l’ñme et le tĂ©moin de leurs quartiers. Ils ont survĂ©cu Ă  l’apparition des grandes chaĂźnes de restaurants et ont pignon sur rue depuis si longtemps que mĂȘme leurs clients les plus fidĂšles ne sauraient dater leur ouverture. Je parle des vendeurs de shawarmas, falafels, mankouchĂ©s. Leurs installations sont souvent rudimentaires. Beyrouth regorge d’une foule de ces petits restaurants et snacks de quartier. Pour manger la cuisine libanaise, longtemps les Libanais n’ont eu le choix qu’entre ces petites enseignes et de grands restaurants familiaux peu raffinĂ©s, choisis surtout pour leurs repas de famille «comme Ă  la maison». Ce n’était pas des lieux de rendez-vous galants ni de jeunes, car ils Ă©taient considĂ©rĂ©s vieux jeu et pas trĂšs fun. Ça, c’était hier. Aujourd’hui, une nouvelle tendance apparaĂźt: «Les restaurants libanais trendy illustrĂ©s par des enseignes que l’on retrouve Ă  l’ABC, au City Mall », explique Nagi Morkos, directeur associĂ© du cabinet de conseil en hĂŽtellerie et restauration Hodema. C’est d’ailleurs le concept de ce nouveau restaurant Ă  Sodeco. Enseigne design et moderne, dĂ©co urbaine, comptoir impeccable, ici on vend des shawarmas haut de gamme pour 6 500 LL, soit environ 2 000 LL de plus qu’un sandwich standard Ă  Beyrouth. Pour Bachir Ghanem, partenaire et gĂ©rant, l’ouverture de restaurants de cuisine libanaise moderne rĂ©pond Ă  une rĂ©elle demande. «Le mot shawarma au Liban ramĂšne inconsciemment au snack d’autrefois, oĂč l’on ne savait pas toujours ce que l’on mangeait et oĂč la propretĂ© n’était pas une prioritĂ©. Nous avons donc fait un lifting au shawarma», explique-t-il. «Notre Ă©tude de marchĂ© a dĂ©montrĂ© que les gens n’ont plus de pause-dĂ©jeuner. Ils veulent quelque chose de bon, rapide et pas cher. La jeune gĂ©nĂ©ration est Ă©galement beaucoup plus pointilleuse sur ce qu’elle mange», renchĂ©rit le restaurateur. La preuve: «Ce qui manque le plus Ă  Beyrouth? Des endroits oĂč l’on sait vraiment ce qu’il y a dans nos plats», nous confie Sara Majdalani, jeune professionnelle de 23 ans.

Narguilémania & retour aux sources
A quelques centaines de mĂštres de ce nouveau comptoir Ă  shawarmas, on entre dans une superbe demeure libanaise avec jardin oĂč la cuisine libanaise a Ă©tĂ© remise au goĂ»t du jour. Ouverte depuis 2008, l’enseigne a poussĂ© son concept Ă  l’extrĂȘme. Pour son propriĂ©taire Mario Jr. Haddad, les Libanais rĂ©clament un retour aux sources et l’authenticitĂ©. «Les gens viennent tous d’un village et sont trĂšs attachĂ©s Ă  leurs racines. Ils nous disent toujours: quand j’allais manger chez ma grand-mĂšre… L’idĂ©e Ă©tait de recrĂ©er un village libanais en plein cƓur d’AchrafiĂ©. Nous sommes allĂ©s dans chaque village rapporter les spĂ©cialitĂ©s et concocter un menu basĂ© sur une façon artisanale de faire les choses. MĂȘme les meubles et la vaisselle sont vintage», continue Mario Jr. Haddad. Le concept semble en effet rĂ©pondre Ă  une rĂ©elle demande puisque le restaurant, qui offre jusqu’Ă  500 chaises en Ă©tĂ© et reste ouvert 24 heures sur 24, fonctionne presque toujours Ă  pleine capacitĂ©, et attire une clientĂšle trĂšs hĂ©tĂ©roclite. Des jeunes qui s’y posent aprĂšs avoir fait la fĂȘte aux personnes ĂągĂ©es qui y disputent une partie de backgammon, le concept de retour aux sources semble transcender les gĂ©nĂ©rations, contentes de s’évader en apparence de Beyrouth. Surtout, «il y a un grand engouement pour le narguilĂ© depuis les 5 derniĂšres annĂ©es. Sa recette reprĂ©sente d’ailleurs un tiers de nos profits», confirme Mario Jr. Haddad, qui va plus loin en ouvrant un petit magasin et restaurant spĂ©cialisĂ© dans la vente de produits du terroir libanais. Produits du terroir de qualitĂ©, redĂ©couverte des traditions culinaires de nos ancĂȘtres, alimentation saine grillĂ©e plutĂŽt que frite: la popularitĂ© grandissante d’une flopĂ©e de restaurants de ce type confirme la tendance. DĂ©sormais, les clients se prĂ©occupent de ce qu’ils mangent, de leur ligne et de la santĂ© de la famille. De plus en plus, les produits des petits producteurs locaux sont mis en avant. «En 2004, la crĂ©ation de Souk El Tayeb Ă©tait quelque chose d’un peu Ă©trange, mais ça a pris beaucoup d’importance depuis», explique Kamal Mouzawak, fondateur de Souk El Tayeb, ce cĂ©lĂšbre marchĂ© bio libanais qui rassemble des producteurs de toutes les rĂ©gions. Il a choisi de mettre ces prĂ©ceptes en vigueur en ouvrant sa table au grand public rue du Fleuve. «Maintenant que les prioritĂ©s d’aprĂšs-guerre sont derriĂšre nous, on a peut-ĂȘtre plus le temps de s’intĂ©resser Ă  ce genre de choses.»

AuthenticitĂ© d’abord
Toujours sous le thĂšme de l’authenticitĂ©, les bistrots et petits restaurants de quartier sont de plus en plus courus dans la capitale, rĂ©vĂšle Nagi Morkos. «Aujourd’hui, les grands restaurants Ă  thĂšme et chaĂźnes internationales commencent Ă  ĂȘtre dĂ©suets. Les clients ont envie de lieux de proximitĂ© comme les petits bistrots Ă  AchrafiĂ© qui ont investi d’anciennes demeures de caractĂšre. C’est l’esprit d’un lieu qui a toujours Ă©tĂ© lĂ , comme Ă  l’europĂ©enne», continue cet expert. «J’aime beaucoup la rue Abdel Wahab Ă  Beyrouth», affirme quant Ă  elle Ola Achkar, directrice de casting dans une boĂźte de production. Une tendance qui commence mĂȘme Ă  s’installer dans le Centre-ville avec le dĂ©veloppement, par la compagnie Venture Hospitality, de la rue piĂ©tonne Uruguay et de ses petits pubs derriĂšre le jardin Samir Kassir. Autre preuve que les Libanais recherchent de plus en plus d’authenticitĂ©: «Les deux principales zones de restaurants qui se sont dĂ©veloppĂ©es autour du Centre-Ville sont GemmayzĂ© et Hamra, deux quartiers traditionnels», note Nagi Morkos.

Haut de gamme Ă©tranger
Vous ĂȘtes nombreux Ă  l’avoir remarquĂ©: les restaurants de hamburger poussent comme des champignons dans la ville depuis deux ans
 Comme pour le shawarma ou la mankouchĂ© constamment dĂ©clinĂ©s, nombreux sont les restaurants qui redonnent ses lettres de noblesse au burger. Un phĂ©nomĂšne «bobo chic» venu tout droit de grandes villes comme New York. DĂ©cor Ă  l’amĂ©ricaine moderne et chaleureux, service rapide, ces «snacks» gagnent de plus en plus en popularitĂ© auprĂšs des Libanais. Leurs prix relativement Ă©levĂ©s (en moyenne 12 000 LL pour un simple burger) ne semblent cependant pas dĂ©courager la clientĂšle, Ă  voir leur rapide prolifĂ©ration. Le «burger joint» n’est pas le seul concept importĂ© au Liban ces derniĂšres annĂ©es. Selon Nagi Morkos, de plus en plus de chefs Ă©toilĂ©s Ă©trangers s’installent Ă  Beyrouth. «Prenez par exemple le S.T.A.Y. de Yannick AllĂ©no, le bistrot français Couqley d’Alexis Couqulet ou encore le restaurant italien Da Giovanni de Giovanni Casa. Cependant, Ă  date, aucun chef libanais n’a ouvert de restaurant Ă  son nom.» Une chose est sĂ»re: le haut de gamme gagne de plus en plus de terrain et plaĂźt toujours autant Ă  la clientĂšle locale. Les investisseurs misent dĂ©finitivement sur le faible des Libanais pour le luxe. «On commence Ă  s’orienter vers des concepts haut de gamme avec des chefs Ă©toilĂ©s, parce que beaucoup d’entre eux commencent Ă  s’intĂ©resser au Liban», dĂ©clare Mario Jr. Haddad.

A Beyrouth, on sort oĂč?
De GemmayzĂ© Ă  Sassine, passant par Hamra et le Centre-Ville, de plus en plus de quartiers Ă  Beyrouth se transforment en populaires destinations pour gourmets. Selon les experts interviewĂ©s, si la localisation d’un Ă©tablissement est l’un des facteurs dĂ©terminants de son succĂšs, chaque quartier attire une clientĂšle bien distincte. Le quartier de Hamra, rĂ©putĂ© pour sa clientĂšle estudiantine, s’est imposĂ© comme La nouvelle destination phare de Beyrouth en 2011, avec l’ouverture de 24 Ă©tablissements depuis 2010 selon un recensement effectuĂ© par la sociĂ©tĂ© Hodema et Le Commerce du Levant en 2011. Le quartier de Mar MikhaĂ«l, extension de GemmayzĂ©, a Ă©galement vu son nombre de bars et restaurants exploser depuis 2010, sans compter l’ouverture de nombreuses galeries d’art ou encore librairies qui y ont Ă©lu domicile. De son cĂŽtĂ©, l’autrefois trĂšs prisĂ© quartier Monnot regagne depuis 2010 un peu de sa notoriĂ©tĂ© grĂące Ă  l’ouverture de nouveaux Ă©tablissements. Le Centre-Ville profite, quant Ă  lui, du buzz dont jouit le Liban et sa capitale Ă  l’échelle internationale pour s’offrir des concepts haut de gamme aux Souks de Beyrouth ou encore le dernier projet de Beirut Hospitality Company: Zaitunay Bay, regroupant 17 nouveaux restaurants en bord de mer. Les zones en pĂ©riphĂ©rie de la capitale se dĂ©veloppent de plus en plus Ă©tant donnĂ© les prix avantageux des loyers. Si les Beyrouthins sont moins tentĂ©s de sortir de la capitale en raison du trafic, plusieurs n’hĂ©sitent pas Ă  faire le trajet pour essayer un restaurant ou un Ă©tablissement rĂ©putĂ©, mais encore pour Ă©viter les problĂšmes de stationnement rĂ©currents de la mĂ©tropole!

EnquĂȘte menĂ©e par Andreane Williams